La vision extra-rétinienne de Jules Romains
Louis Farigoule, plus connu sous le nom de Jules Romains, agrégé
de philosophie et membre de l'Académie française,
s'intéresse aux perceptions visuelles échappant aux
canaux sensoriels connus dès le début du Xxème
siècle. Il nomme ce phénomène « perception
paroptique », ou vision sans le support de la rétine.
Elle est fréquemment observée dans les états de
somnambulisme. « En particulier, on a observé,
ou cru observer, à diverses reprises, écrit-il, que
certains sujets somnambules se guidaient avec une remarquable
aisance, les yeux fermés ; ou même, ayant les yeux
bandés, reconnaissaient avec précision des objets, des
personnes, des signes écrits. » Mais si le
philosophe reconnaît l'ampleur de l'uvre de Jean-Martin
Charcot dans l'exploration des états de somnambulisme, il
regrette qu'elle ait imposé un « préjugé
pathologique » aux phénomènes qui en
découlent. Les observations qui échappent à la
physiologie la plus élémentaire sont souvent
considérées comme des artéfacts liés aux
représentations imaginaires des patients. « La
chose est attestée par des esprits sérieux, et semble
avoir été soupçonnée depuis longtemps,
assure pourtant Jules Romains. Le moins curieux n'est pas de
constater combien elle laisse placides ceux qui la relatent. Les uns
- médecins - s'en tirent en invoquant "le pathologique",
notion commode dont on abuse si légèrement. D'autres
cherchent au plus près une explication rassurante, et la
fournissent en quelques mots. » Pour s'extraire de ces
préjugés et faire de ces observations un « fait
de laboratoire », il décide d'entreprendre ses
propres expérimentations.
Sa première constatation est que les phénomènes en
questions sont liés à un état de conscience
différent de l'état usuel de veille. Il distingue ainsi
le « régime alpha », ou état
supposé normal de la conscience dans l'état de veille,
et le « régime bêta », qui
correspond à l'état d'hypnose, « singulièrement
stable et riche en modalités ». Lobjectif
est donc de placer le sujet dans ce deuxième régime,
afin que l'expérience puisse être menée à
bien. Une fois les yeux bandés, il est soumis à un
exercice de vision, à savoir la « lecture »
dun titre et dun article de journal. Pour établir
un contexte favorable et assurer les expérimentateurs de sa
confiance, Jules Romains leur indique quelques gestes usuellement
observés chez les voyantes, comme par exemple le fait de
s'aider de sa main en balayant l'article à déchiffrer
de l'extrémité des doigts. Ces gestes favorisent
peut-être « l'effort mental et la concentration
de l'attention ». L'attente commence alors. « Le
sujet entra dans une certaine agitation, raconte lécrivain,
fit les gestes indiqués, parut fournir un effort intense, dont
les signes extérieurs étaient multiples, hésita
deux à trois minutes sans réussir à rien
articuler, et enfin se mit à syllaber par saccades, mais
correctement, le titre du journal, composé en lettres de
trente millimètres de haut sur cinq millimètres
d'épaisseur de trait. » Lindividu ne se
borne pas à épeler les lettres composant le titre, mais
il prononce également une phrase qui, malgré sa
formulation différente, a rigoureusement la même
signification que le titre recherché. Ce fait curieux montre
qu'il y a non seulement lecture de sa part, mais également
interprétation personnelle ajoutée à la
perception. A la fin de l'expérience, la personne est
visiblement fatiguée et se plaint davoir été
surmenée.
Romains réalise ainsi des centaines d'expérimentations dans un
contexte de contrôle rigoureux. Ses conclusions sont dautant
plus affirmées que le protocole expérimental a été
clairement défini : « Les faits que j'ai
obtenus sont, sans exception ni réserve, des "faits de
laboratoire". » Car cette fois, l'expérience
est reproductible à l'infini. Les sujets « choisis »
sont les « premiers venus » et ne
sont en aucun cas sollicités en fonction dune quelconque
aptitude spécifique. Pourtant, tous obtiennent des résultats
conformes aux attentes. Pour le philosophe, le phénomène
est indéniable. « Il est même
vraisemblable que tout homme est apte à le présenter
dans certaines conditions », ajoute-t-il.
Jules Romains s'évertue ensuite à déterminer les lois
caractéristiques de cette vision paroptique. Il décide
tout d'abord d'isoler totalement l'individu de l'objet à
visualiser. La vision naturelle nécessitant de la lumière,
il faut interrompre tous les rayons lumineux pouvant relier
directement le sujet à l'objet. Il conçoit pour cela
des écrans amovibles et des boîtes obscures. Les
résultats obtenus dans ces conditions demeurent sensiblement
identiques. Les personnes flairent et reniflent spontanément
lorsquelle doivent décrire des nuances colorées
délicates à cerner - la perception de formes,
elle, ne réclame pas une telle attention. Puisque la privation
des narines diminue effectivement la qualité des résultats
dans la description des couleurs, lécrivain en conclut
quil existe une sensibilité à la lumière
et aux différentes colorations du spectre dans la muqueuse
nasale. Différente de l'odorat, cette fonction serait donc
d'ordre visuel.
Romains constate aussi que la notion des échelles de taille est
conservée. Par exemple, lorsqu'un individu perçoit une
lettre avant de voir le titre entier d'un article de journal, il peut
préciser qu'il s'agit d'une « très grosse
lettre ». Il ne découvre pourtant la cible de
sa vision paroptique que très progressivement, lettre après
lettre, et ne dispose pas d'une vue d'ensemble immédiate. Sa
perception de l'échelle est donc intrinsèque et ne
dépend que de ses notions acquises avec la vision classique.
Le philosophe repousse l'hypothèse de la transmission de pensée.
Elle représente ses yeux un mystère aussi énigmatique
que le phénomène observé lui-même. Il
constate par ailleurs qu'il n'est nul besoin d'agent pour émettre,
car dans certains cas, les sujets perçoivent une cible
inconnue de lui-même jusqu'au dépouillement des
résultats.
Comme Abramowski et quelques autres de ses prédécesseurs,
Jules Romains observe une telle capacité d'apprentissage de la
faculté de vision extra-rétinienne quil décide
de l'expérimenter sur lui-même. Son ardent désir
de conserver son esprit critique durant l'expérience l'amène
à écarter la suggestion et l'hypnose, « car
la mutation de régime, provoquée expérimentalement,
n'a point de vertus miraculeuses. Elle est un procédé
brutal, massif, elle change brusquement l'horizon de la conscience ».
Il cherche à faire disparaître cette « violente
discontinuité » en conservant la continuité
de sa propre mémoire et la netteté de sa réflexion
critique. Il atteint cet état « par une
extension ou un approfondissement de la conscience ordinaire, sans
rupture » et peut ainsi éviter les zones
troubles décrites par le Dr Pierre Janet, périodes
pendant lesquelles l'éclatement de la mémoire peut
provoquer une dissociation de la personnalité. Un tel procédé
n'est applicable, selon lui, que si le sujet connaît avec
précision son degré de suggestibilité et
conserve avec intégrité le « sentiment du
réel ». Dans cet espace où tout est
possible, le but est de tracer avec la plus grande netteté
possible la frontière entre le réel perçu et
l'imaginaire créé de toute pièce, afin d'en
rapporter les informations recherchées.
Durant près d'un mois, Jules Romains entreprend ainsi une dizaine de
séances consacrées à son propre apprentissage de
la vision extra-rétinienne. Sa tâche consiste à
« voir » un objet caché dans une
boîte. Chaque séance dure environ une heure. Il
sachemine alors vers le sommeil les yeux bandés, sans
toutefois quitter la lucidité critique de l'état
d'éveil. Limaginaire devant être maîtrisé,
« on en est donc réduit à rechercher une
sorte de "silence" de la conscience, écrit-il,
et à épier dans ce silence le plus léger
indice. » Mais quel type d'indice ? Sur quel point
doit-il focaliser sa conscience ? Naturellement, il cherche
mentalement dans son cerveau une perception inhabituelle pouvant
correspondre aux informations délivrées par une vision
extra-rétinienne, mais l'imagination prend instantanément
le relais et produit des visualisations parasites. Après avoir
chassé ces images, il poursuit sa quête du moindre
indice. En tâtonnant ainsi, il explore pas à pas ce « no
man's land » de la pensée et y découvre
toute l'ampleur du concept d'attention. Pas l'attention du chercheur,
capable de lire un volume de plusieurs centaines de pages de physique
théorique, discursive et fouinant sans cesse les moindres
recoins de la raison, mais une attention lente et immobile dans
laquelle le sens profond dévoile le réel. Là,
dans cette zone crépusculaire, l'imaginaire et la réalité
se distinguent avec la plus grande clarté. Mais ils peuvent
aussi sy confondre dans le plus grande trouble pour peu que la
volonté s'évanouisse en emportant avec elle la lucidité
critique. Dans cet état, Romains comprend ce que les fakirs de
l'Inde ou les chrétiens extatiques ont à enseigner au
monde moderne. Il perçoit également la méthodologie
à suivre pour parvenir au succès de ces expériences.
Son attitude tournée vers l'intérieur est vaine. « Il
faut tout au contraire s'efforcer de voir hors de soi,
précise-t-il, d'atteindre l'objet à la distance
où il se trouve; il faut oublier qu'on a un bandeau, ne point
penser à ses yeux, ni à aucun processus particulier de
perception ; faire comme si on avait naturellement le pouvoir
d'entrer en contact direct avec des choses extérieures
présentes. », et obtient ainsi ses premiers
résultats : « J'entrevis, non point
avec netteté, mais avec une objectivité, une
"extériorité" saisissantes dont on ne peut se
faire une idée sans les avoir éprouvées, (
)
la couverture jaunâtre d'une brochure (
), un sac de
voyage à fermoirs nickelés (
) ».
Après dix séances préparatoires, Romains
entreprend vingt-et-une expérimentations dites subjectives.
Les huit dernières se caractérisent par un
élargissement remarquable de la fonction paroptique.
L'importance de cette série réside dans le fait que la
lucidité critique reste celle de l'état de veille
habituel. Cela signifie qu'une telle faculté ne siège
pas uniquement dans le régime bêta, regroupant hypnose,
somnambulisme, sommeil et rêve. Elle est compatible avec la
conscience ordinaire.
Bien entendu, la vision rétinienne occupe l'attention d'une manière
si totale que la perception paroptique est difficile à
obtenir. Le philosophe note à ce propos que ses sujets
demandent à réajuster le bandeau sur leurs yeux afin
d'éviter toute stimulation visuelle perturbant la
concentration. Il doit même concevoir à leur demande un
bandeau capitonné parfaitement opaque.
Puisque les états hypnoïdes n'ont pas le monopole de la faculté
de perception extra-sensorielle, pourquoi l'homme éveillé
n'en a-t-il jamais rien su ? Jules Romain pense que la fonction
paroptique a pu précédé la perception visuelle
classique. Peut-être même l'a-t-elle guidée dans
son développement. Mais elle nécessite une grande
concentration et « le genre d'attention requis est
précisément le moins familier à l'homme de nos
sociétés ». Il est donc envisageable que
ces facultés aient disparues au profit des sens utiles au
développement social, comme la vision, l'ouïe et le
toucher. Quoi qu'il en soit, lacadémicien sait que rien
ne peut prouver l'existence de cette fonction dans l'histoire.
« Chaque fois qu'un témoignage d'un lointain
passé semble nous affirmer l'existence de quelque fonction
mentale que nous ne possédons point, écrit-il,
n'avons-nous pas la commode habitude de rejeter ce témoignage
comme absurde ou légendaire ? » Connaissant
les réactions conservatrices de la communauté
scientifique, Romains développe alors un argumentaire
rigoureux en faveur d'une étude du développement de la
fonction paroptique chez les aveugles. Il est l'auteur des premières
expérimentations en ce sens, mais le manque d'intérêt
et de financement met fin à cette nouvelle voie de recherche.
Elle tombera vite dans l'oubli.
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Jules Romains
La vision extra-rétinienne et le sens
paroptique, recherches de psycho-physiologie expérimentale et
de physiologie histologique
Gallimard, Paris, 1964
(première édition en 1920).
Courtesy of
Institut Métapsychique International.
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